scénario

« La mélancolie de Saturne »

Cela faisait des mois qu’il y réfléchissait et il n’entrevoyait pas d’autre éventualité. Il était décidé ; il le ferait cette nuit.

Depuis des milliers d’années, les êtres humains provoquaient le désespoir de Saturne. Le dieu de la mélancolie leur avait confié la plus précieuse de ses caractéristiques ; une composante qui donnait de la valeur aux choses et de la noblesse à la temporalité, une modalité censée leur permettre de tout transcender. Mais au lieu de se servir de la mélancolie pour créer, s’élever, affleurer le beau ou frôler l’absolu, les humains la prostituaient en triviale denrée, ou la fuyaient en s’étourdissant de drogues et de pensées bâtardes.

Non, ces vulgaires créatures ne la méritaient pas. Elle leur serait retirée cette nuit-même. Alors triompheraient leur manque d’imagination, leur déficit de profondeur et leur frivolité primaire. Plus d’éclats de grâce ni d’ailleurs. Un champ des possibles annihilé ; des aspirations de comiques troupiers. Clairvoyant quant à sa petitesse et accablé par ce dénuement d’âme, l’humain implorerait Saturne de lui restituer la nécessaire bile noire.

Après le retrait de la mélancolie, ce qui se produisit sur terre vint hélas contredire tous les espoirs du dieu spleenétique. Non seulement les humains avaient redoublé de bouffonnerie, mais jamais ils n’avaient été aussi contents de leur sort. Les tristesses sans objet, les élancements coronaires et les sentiments de finitude avaient disparu. L’humeur du monde était devenue nouveau-riche ; la joie omniprésente. Un drame grotesque qui accablait Saturne.

Les humains ne seraient jamais à la hauteur. Mais porter seul la mélancolie du monde était trop douloureux. Il devait la partager avec d’autres créatures. Il réfléchit longtemps aux êtres qui, sur le globe, étaient les moins indignes d’en être pourvu. Et il se souvint qu’il existait en effet un humble groupe d’individus, à l’idéal pur et à la poésie discrète, qui saurait mieux que quiconque en faire usage. Plus il y songeait et plus ces êtres apparaissaient comme une évidence, tant leur physionomie s’accordait avec les différentes nuances du vague à l’âme. Résolu, Saturne insuffla le spleen à ces nouveaux élus. Dès lors, les chiens terrestres, fraîchement dotés de mélancolie, devinrent les gardiens des vestiges de beauté d’une civilisation défaite.

Eva Bester