scénario

« Hystérologie »

Un conte persan relate ce qui suit: un mendiant s’accroupit aux abords du palais royal pour manger un quignon de pain. Le roi, désœuvré à son balcon, l’observe, et lui propose de venir à sa table. «Je te remercie de ton invitation, lui répond le mendiant, mais je n’ai aucune envie de partager ton ennui. De surcroît, je suis sur le chemin d’un pays lointain, à la découverte d’un trésor caché qu’on m’a indiqué, bien plus riche que tout ce que tu possèdes. Mais à mon tour, je t’invite à venir avec moi et à partager ce trésor.» Chiche! le roi abandonne tout et se joint à lui. Ils parcourent de nombreux pays et vivent des aventures extraordinaires. Cependant, au bout d’une année de mendicité, le roi s’enquiert: «Au fait, qu’en est-il de ce trésor que tu m’annonçais? – Tu n’as donc pas compris, lui répond le mendiant, le trésor, c’était moi!». Autrement dit, la fin s’était anticipée dans les moyens, suivant l’aphorisme de Lao-Tseu: «le but, c’est la voie».

Passé, présent, futur : la succession telle que la décrit le vocabulaire est simple, trop simple, méfions-nous ! «Un mot, déjà, c’est un préjugé», affirmait Nietzsche (sans craindre en l’occurrence d’y recourir). Par exemple, si le temps obéissait à cette logique de la successivité, il serait impossible d’apprendre à nager : on ne flotte pas sans lâcher pied, donc sans savoir nager ; mais, pratiquement, pour devenir nageur, on part hardiment de l’idée qu’on l’est déjà, on pose comme acquis l’état futur auquel on entend parvenir! Mettre la fin avant le commencement, comme le Père Ubu («Va chercher du bois pendant que j’allume le feu !»), cela s’appelle en rhétorique une hystérologie – un mot à la fois savant et sexiste (l’inconséquence serait un trait féminin). En vérité, toute invention digne de ce nom est hystérologique.

L’algèbre elle-même procède par provision et antidate le résultat sous la forme d’un «x» initial. A fortiori, l’art spécule sur un sens différé: «Je tiens quelque chose, se dit le peintre, je ne sais pas quoi, mais je sais que ça a du sens» – «Trouver d’abord, chercher après», disait aussi Jean Cocteau. Il n’est pas meilleure démonstration que Le mystère Picasso de Clouzot: le peintre ne sait pas encore ce qu’il va représenter, le suspens dure jusque dans les dernières minutes. Et pourtant, on voit Picasso commencer «inconsidérément» par tracer des lignes autoritaires, presque rageuses, comme s’il savait exactement où il allait aller. D’une certaine manière, il frime; ou il se jette un défi: il devra faire en sorte que, rétrospectivement, ces fondements linéaires paraissent avoir été appelés par une nécessité iconographique. Napoléon, qu’on présente comme un génie de la stratégie militaire, ne procédait pas autrement: «On attaque, et puis on verra!» – la comparaison avec Picasso s’arrête là…

Michel Thévoz