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Défaire le toit

par Ed Wige

La douleur me saisit le cou. De sa lame d’acier, elle détaille chaque vertèbre comme un bout de saucisson, la soulève puis la gobe. Les anti-inflammatoires ne font plus aucun effet. Les séances d’ostéopathe me soulagent quelques jours à peine. Le diagnostic est clair : mes cervicales sont en feu et je dois vivre avec.

C’est sans doute de ma faute. Je travaille la tête baissée depuis plus de vingt ans. Penché sur mon ordinateur. Penché sur mes rapports. Mon téléphone. Quand je marche, je me propulse grâce à mon cou, ça bascule mon crâne en avant. Quand je lis, cuisine ou regarde la télévision, ma tête est recourbée également. Alors comment la relever à présent ?

C’est un livre qui m’en a donné l’idée. Défaire le toit, pour observer le ciel. Le dessein semblait absurde, sans compter que dans le bouquin, l’histoire se terminait mal. Mais la douleur pousse parfois au désespoir.

Je me suis attelé à la tâche un lundi matin à huit heures. J’avais réuni tous les outils nécessaires à la réalisation : échelle, gants, lunettes, casque, chaussures de sécurité, masque FFP3, bâches de couverture, pare-vapeur. J’avais demandé trois semaines de congé non payées et regardé – penché sur mon écran – des tutos YouTube en les attendant.

Le premier coup de masse contre le plafond a provoqué une déflagration. J’ai ressenti le choc traverser ma chair, se répandre dans mes muscles, agiter les tensions tassées depuis des années dans mon corps. Alors que la poussière virevoltait comme des flocons de neige autour de moi, une douleur étincelante m’a déchiré le cou. Je me suis évanoui quelques instants. Puis j’ai passé plusieurs heures recroquevillé sur le sol à maudire ma décision.

Cette nuit-là, j’ai aperçu la première étoile à travers la minuscule fissure provoquée dans le plafond. Elle a fait reculer le noir dans mon salon.

Alors, j’ai repris l’ouvrage. Un jour après l’autre, comme on réapprend à marcher. C’est au bout d’une semaine que j’ai trouvé un rythme soutenable.

Si la douleur persistait, elle avait changé de nature. Elle était plus diffuse mais gainante. Elle m’enveloppait comme un sous-vêtement en coton. J’avais l’impression que ma peau s’ajustait à mon corps. Je ressentais des tensions dans les recoins et plis de mon être dont je ne soupçonnais pas l’existence. Pendant ce temps-là, le trou dans mon plafond devenait de plus en plus évasé et profond.

Bien sûr, l’ouverture créait des difficultés nouvelles. De nuit, l’humidité est plus dense et pénétrante. Lors des averses, la pluie traçait des sillons autour de mon nez, mes yeux, s’écoulait par mon échine. Sur les lignes de mon front se formaient de minuscules lacs, qui gelaient au petit matin. Il a fallu également procéder à des réaménagements d’intérieur : évacuer la plupart des meubles, gérer le froid qui mordait mes os. Toutefois, je retrouvais prise sur les choses qui m’entouraient et mes cervicales s’assouplissaient indéniablement.

C’est au bout des trois semaines de travaux que j’ai reçu la lettre recommandée. Une mise en poursuite, signée par tout le voisinage. On y stipulait le bruit, la détérioration de la propriété, l’atteinte à l’harmonie du quartier. On me donnait un délai pour tout remettre en ordre faute de quoi on se verrait au tribunal. Je n’ai pu retenir un râle viscéral, il m’a parcouru du coccyx à l’atlas, relevant ma tête parfaitement. Et voici que mon cou se renversait en arrière pour la toute première fois depuis si longtemps. Devant mes yeux : un ciel bleu s’étalait de tout son long. Une nuée de martinets noirs l’a traversé.