nouvelle

Maniements

Abîmées, lisses, calleuses ou rêches.
Fines, noueuses, douces ou cornées.
Fortes.
Un bout de cette mémoire vivante du corps, et de ce qu’il a accompli.

Elles peuvent être les autres yeux, l’autre cœur. La traduction de quelque chose qui a été voulu, ressenti, cherché, souhaité. Aussi peut-être sont-elles le seul vrai lien qu’on a au monde lorsqu’il s’agit d’y faire sa place. Et elles peuvent ne rien faire à part être là. Parfois maladroites, ballantes. Mais en vérité elles font presque toujours quelque chose. On les fait s’ouvrir, et alors elles s’animent, elles s’étendent.

Elles sont outils. Elles aiguisent, sculptent, construisent, dessinent, taillent, tissent, effleurent, forgent. Elles manifestent, elles révèlent. Elles apprennent, et se souviennent.
Et puis elles tracent.
Ainsi se forme ce qui jusque-là n’existait pas.
À elles seules elles attestent qu’un jour quelqu’un s’est dit : je voudrais laisser ça là.

Tout dépend souvent du métier. Semblablement à la table de travail qui est marquée par l’ouvrage, elles portent les signes de tout ce qui a été fait – de tout ce qui a été vécu. Et, même lorsqu’on les croit vides, elles racontent quand la parole ne suffit pas.

Ça parle de ce désir de ne pas être oublié. De sceller le passage entre les temps. De façonner la matière qui va témoigner d’un savoir-faire, d’une pensée, d’un rêve ou d’une volonté.

Par exemple cette simple chambre. C’est une petite pièce avec à l’intérieur des objets qui sont aimés. La commode en bois de chêne, et le bois a été coupé, mesuré, poncé, lustré. De l’autre côté, la vieille chaise en osier tressé. Le grand fauteuil ayant des gros clous qui rattachent solidement le tissu au bois, comme le faisaient autrefois les tapissiers. L’image au mur, peinte puis encadrée. Le vase en céramique qui a été modelé. Le tapis qui patiemment a été tissé de milliers de fils de couleurs. Le lutrin avec les partitions posées dessus, l’instrument qui vient de chez un luthier. Le bijou en argent, dont le métal s’est fait fondre et auquel on a donné une forme particulière. L’écharpe rouge, tricotée. Et la bibliothèque avec tous les livres écrits par les uns, imprimés puis reliés par les autres. Et au-delà des objets il y a aussi le reste ; le parquet, raboté puis stratifié, remis à neuf. Les cadres de fenêtres avec les espagnolettes d’aluminium qu’on a fixées là, et les vitres qui ont été installées. Les solides parois blanches, mais derrière la couche de peinture ce sont des briques empilées, et ça maintient tout le reste en place.
Autant de choses faites et refaites, qui d’une manière ou d’une autre ne disparaîtront pas tandis que nous nous érodons peu à peu.

Et on pense alors à ces grottes anciennes. Endroits qui se défont de la lumière du jour, mais qui abritent ce qui ne peut être perdu. Sur les parois grises ou ocres, des pigments rouges qui ont été appliqués pour que ça s’imprime sur la roche. Quelque chose qui silencieusement proclame : on a été là.

Finalement, ce sont les simples gestes d’une main. L’empreinte qui est laissée.

Ainsi les belles choses restent, parce qu’on les fait rester.

Fanny Desarzens